17/04/2024 - Nicole Vögele nous transporte jusqu'à la frontière entre la Croatie et la Bosnie Herzégovine, là où les plaies encore ouvertes de la guerre cohabitent avec celles d'un présent tout aussi douloureux

Majestueux et profondément ancré dans une réalité observée dans ses moindres détails, The Landscape and the Fury [+lire aussi :
bande-annonce
fiche film], deuxième long-métrage de la Suisse Nicole Vögele, projeté en première mondiale à Visions du Réel dans le cadre de la compétition internationale longs-métrages, poursuit un discours sur le cinéma déjà bien identifiable, entamé dans son film précédent, Closing Time [+lire aussi :
critique
bande-annonce
fiche film]. Comme l’explique la réalisatrice elle-même, raconter à travers les images en reléguant les mots au second plan, en observant et en écoutant plus qu’en montrant, demande du temps, beaucoup de temps, et une attitude qui se rapproche de la dévotion. Et pourtant, les 138 minutes qui composent le film passent à toute vitesse, laissant au spectateur un sentiment étrange : la sensation d’avoir vécu quelque chose de grandiose et en même temps d'affreusement simple.

L'histoire racontée dans le film, ou mieux le lieu où le récit se développe, est une frontière de l’UE, entre la Croatie et la Bosnie-Herzégovine, qui s’étend sur 932 km. Une ligne de séparation physique qui ne prend rien d'autre en compte que le passeport de celui qui veut la traverser. Là, parmi des forêts merveilleuses qui cachent dans leurs entrailles les stigmates d'une guerre encore palpable, la réalisatrice a passé de nombreuses années à scruter ce que ces bois gardent encore de la tragédie aujourd’hui.

Ils viennent d'Afghanistan, mais aussi de Syrie, d'Irak ou du Burundi, les hommes, les femmes et les enfants qui arrivent dans les petits villages frontaliers bosniens, sans chaussures ni aucun argent, parce qu’ils ont été dépouillés par la police croate qui les a réexpédiés en dehors de l’UE, et ils portent avec eux des histoires terribles. Pouvoir se reposer, ne serait-ce qu'un jour ou deux, pouvoir retrouver des gestes quotidiens qu’ils pensaient avoir oublié (échanger un sourire, dormir, faire un repas décent), c'est pour eux quelque chose d’extraordinaire. La générosité et l’empathie de ceux qui habitent ces villages, que la réalisatrice rend avec pudeur, depuis certaine distance, sans forcer le récit, traversent le film comme une caresse.

Rythmé par les saisons qui se succédent inexorablement, le film impose au spectateur son rythme ; il saisit des réalités qui cohabitent en se superposant comme des couches de poussière. Le film se met à naviguer entre le passé, rendu tangible par les nombreuses mines qui sont restées enfouies dans le sol après la guerre et par les récits, rares et sincères, de ceux qui ont survécu, et le présent : celui des villageois et de ceux qui sont arrivés là par hasard, sans l'avoir prévu ni souhaité.

La rareté des paroles prononcées dans le film les rend encore plus précieuses, comme si chacune avait une importance capitale. Elle force aussi le spectateur à être encore plus attentif aux aspects souvent relégués au second plan : les bruits, les sons qui deviennent des mots (le design sonore est Jonathan Schorr). Comme le suggère le titre, c'est précisément la fureur d’un paysage à la fois magnifique, presque émouvant, et sournois que la réalisatrice cherche à restituer tout en nous invitant à réfléchir, sans se presser.

Entre résignation face à une cruauté humaine qu'on a vraiment du mal à concevoir et espoir, celui que fait naître la capacité des habitants de cette zone frontalière à entrer en empathie avec des gens qui cherchent, tout simplement, comme ils l’ont fait aussi en leur temps, à survivre, le film saisit des émotions et des sensations qui auraient très bien pu disparaître sans que personne ne s’en rende compte.

The Landscape and the Fury a été produit par Beauvoir Films en coproduction avec la SRF Schweizer Radio und Fernsehen. Les ventes internationales du film sont gérées par Taskovski Films.

(Traduit de l'italien)